AXE 3 : Crises et reconfigurations

Responsables

Philippe Birgy et Françoise Coste
 

Argumentaire scientifique

L’objectif de ce nouvel axe thématique sera de partir d’un concept aujourd’hui omniprésent dans le débat public, celui de « crise », et d’en délimiter le périmètre scientifique : qu’est-ce que l’on qualifie de crise et pourquoi ? Il s’agira de réfléchir aux conditions d’émergence des crises et aux caractéristiques des crises dans leurs différentes déclinaisons (crise de la démocratie, crise du libéralisme, crise des partis, crise identitaire, crise du genre romanesque, crise du 7e art…), et de prendre part aux débats historiographiques autour de cette notion de crise. Il s’agira également de travailler à la perception des crises et à leur instrumentalisation : comment le fait de qualifier quelque chose de « crise » peut-il être utilisé pour promouvoir des changements et des reconfigurations ? Les crises seront analysées en tant que contexte privilégié pour promouvoir des changements profonds et des modèles alternatifs, et il s’agira de réfléchir au lien entre la nature de la crise et celle des reconfigurations proposées, imaginées ou impulsées : comment et en quoi la façon dont la crise est comprise contraint-elle le champ des possibles et le débat sur les reconfigurations possibles ? Comment passe-t-on de la crise à l’après-crise, de la crise à la reconfiguration ? La conversation ou la parole en tant que mode de gestion et de sortie de la crise constituera un terrain d’étude privilégié.


Structuration

Les membres de l’axe 3 ont émis le souhait de continuer à travailler ensemble, autour de la nouvelle thématique « Crises et reconfigurations » et dans le cadre de trois programmes qui s’inscrivent dans la continuité des programmes de 2015-2020 :


Programme 1 - Crises mémorielles, réécritures du passé

Dans le sillage de l’ancien programme 1 (Mémoires individuelles et collectives), les membres proposent de mener un projet de recherche qui s’intéressera à la façon dont des évènements historiques de natures différentes ont été abordés dans l’historiographie, la littérature, la représentation filmique et dans la mise en mémoire nationale (collective ou individuelle). Ce projet se penchera plus particulièrement sur les représentations des moments de crises ou des moments perçus comme des crises. L’accent sera mis plus précisément sur les guerres, sur les révoltes et les révolutions, et sur les mouvements sociaux : au Royaume-Uni, le bicentenaire du massacre de St. Peters Fields en Grande-Bretagne en 1819, la réécriture des guerres civiles britanniques du XVIIe siècle, l’impact des changements de régime en France (1789, 1830, 1848) sur la Grande-Bretagne ; aux Etats-Unis, la guerre de Sécession américaine et la Reconstruction, le mouvement de libération noire au XXe siècle, le Movement for Black Lives aujourd’hui. Il s’agira aussi de se pencher sur la question de la représentation des pauvres et des précaires au Royaume-Uni aux XXe et XXIe siècles en lien avec les écoles philosophiques/économiques du XIXe siècle. 

Les membres s’interrogeront également sur l’avènement de crises ou de changements profonds dans l’historiographie même, sur les tournants et les ruptures épistémologiques : rupture entre courants de pensée dans les années 1970/80, rejet et réintégration des tendances marxistes ou Whig, impact des changements au niveau de l’accès à l’éducation supérieure sur les perspectives historiques et/ou littéraires sur le passé, remise en question des modes d’écriture de l’histoire : émergence et développement de l’histoire populaire (bottom up), avènement de nouvelles techniques pour penser le passé (ateliers avec le public, mise en scène des évènements historiques, expositions interactives, techniques de « crowd-sourcing » et statut d’« historiens citoyens » dans les cadre des journaux intimes de la Première Guerre mondiale, numérisation et mise en ligne des sources historiques pour élargir l’accès à un plus grand public, par exemple le William Godwin Diary project / Old Bailey Online).

Il s’agira d’étudier les changements radicaux dans la mémorialisation nationale et individuelle ainsi que l’impact de la représentation des crises passées sur la période présente. En quoi la mise en mémoire d’un évènement ou d’une période passée est-elle en lien direct avec des crises à l’époque concernée ? Quel lien existe-t-il entre les formes de commémoration et les crises dans la société contemporaine (Première Guerre Mondiale, rébellion de 1798 et soulèvement de Pâques en Irlande, bataille de Waterloo, guerre de Sécession et mémoire des Etats Confédérés, abolition de l’esclavage/ de la ségrégation) ? Quid de l’influence des débats politiques et idéologiques sur les processus mémoriels ?

Ces questions pourront être abordées de multiples façons (historiques, sociologiques, littéraires, filmiques), réunissant des chercheurs de différentes disciplines et aires géographiques. Certaines questions s’imposent comme centrales dans l’histoire, les cultures et les sociétés de plusieurs pays anglophones, comme par exemple la question raciale. Aux Etats-Unis, comme en Afrique du Sud, la crise raciale apparaît plus précisément dans les débats sur la mémorialisation de l’oppression passée. Elle met en évidence l’articulation souvent problématique entre histoire et mémoire, tant au plan collectif qu’au plan individuel. Les oppositions radicales provoquées par l’élection de Barack Obama en 2008 (émergence du mouvement Tea Party, rejet de la réforme Obamacare, mouvement des « birthers » amenés par Donald Trump…) s’inscrivent complètement dans l’impact à très long terme des problématiques raciales héritées du passé esclavagiste et ségrégué du pays. Au Royaume-Uni, cette crise est liée à l’héritage de la colonisation et de la décolonisation. Ces questions pourront servir de point de départ à une exploration plus large d’autres crises mémorielles affectant l’ensemble du monde anglophone contemporain.


Programme 2 - Crises et reconfigurations des/dans les démocraties du monde anglophone

Ce programme s’inscrira dans la continuité de l’ancien programme 2 (Construction(s) de la démocratie) et impliquera notamment les civilisationnistes contemporanéistes de l’axe, ainsi que les spécialistes des arts et de la littérature.

Certaines des grandes démocraties du monde anglophone (Etats-Unis, Royaume-Uni, Irlande) sont aujourd’hui soumises à des crises politiques si ce n’est sans précédent, tout du moins de très grande ampleur, et qui plus est concomitantes (un président que l’on peut qualifier de populiste aux Etats-Unis, le Brexit au Royaume-Uni). Ces crises soulèvent des débats fondamentaux sur la nature même de ces démocraties et sur leur fonctionnement, et donc aussi sur de possibles reconfigurations formelles/politiques/constitutionnelles de ces démocraties : au Royaume-Uni, débats sur la souveraineté parlementaire et la souveraineté populaire, ou encore débats sur les rôles respectifs du Parlement et du gouvernement ; aux Etats-Unis, résurgence des débats sur les pouvoirs de la présidence face à des contre-pouvoirs qui semblent reprendre de la vigueur sous la présidence Trump, ou sur les rapports entre Etat fédéral et Etats fédérés, par exemple sur les questions des politiques climatiques. Dans le cas du Royaume-Uni, c’est même la possible reconfiguration territoriale de l’Etat qui est sérieusement envisagée (du fait de l’interaction entre la question du Brexit et celle de l’indépendance écossaise d’une part, et celle de la réunification de l’Irlande d’autre part). Le débat sur le Brexit a un impact significatif sur la République d’Irlande qu’il s’agira également d’analyser. Aux Etats-Unis, les divisions territoriales, électorales et idéologiques entre Etats bleus/démocrates et Etats rouges/républicains n’ont fait que s’exacerber depuis la fin du XXe siècle, rendant ainsi nécessaire une réflexion sur le corpus idéologique des partis contemporains et sur les conséquences politico-institutionnelles d’une telle polarisation. Le concept de « crise des partis » sera un terrain d’étude privilégié, et on pourra analyser les conditions qui font que beaucoup de partis sont en crise tandis que d’autres parviennent à mobiliser la population. Dans un contexte occidental où on présente la crise des partis comme globale, définitive et quasi-inéluctable, pourquoi, en Ecosse, le parti au pouvoir (le SNP) n’a-t-il jamais eu autant d’adhérents ?

Dans le cadre du GIS EIRE (Etudes Irlandaises : Réseaux et Enjeux), dont font partie trois membres de l’axe, il s’agira de poursuivre la réflexion entamée à l’occasion d’un premier colloque prévu en novembre 2020 sur la problématique des droits humains comme modèles dans les discours politiques et sociaux irlandais. Cela engagera différentes thématiques de recherche autour des questions de défense des droits de l’homme, de construction identitaire autour des droits de l’homme, et de construction de l’Irlande en tant que terre d’immigration.

Le futur contrat sera également l’occasion pour les membres de l’axe spécialistes de l’Irlande et de l’Ecosse de lancer un projet à long terme sur les relations entre l’Irlande et l’Ecosse, projet qui a vocation à devenir national et international, et peut-être à faire l’objet d’un GIS Irlande/Ecosse.

En ce qui concerne les arts et les lettres, dans le prolongement des travaux menés dans le programme « Construction(s) de l’individu et du collectif » sur la démocratie formelle et narrative, la réflexion portera sur l’éthique du récit fictionnel (littéraire, filmique ou télévisuelle). Il s’agira de construire une généalogie critique et théorique de la littérature britannique des XIXème, XXème et XXIème siècles articulant les notions de crises libérales et de reconfigurations démocratiques. Parmi les hypothèses de travail, les membres de l’axe considèreront l’événement fictionnel comme crise (Badiou), le décentrement-éclatement du réel et ses reconfigurations (Rancière). Les littératures édouardienne et moderniste pourront constituer un corpus particulièrement intéressant dans le cadre d’une exploration des crises et des reconfigurations romanesques, par exemple par leur renouvellement formel et éthique d’un empirisme et d’un naturalisme dont on affirme souvent le caractère très anglais et qui sera ici étudié plus avant. Témoin d’une crise souvent sociale et reconfiguration du monde comme de sa perception, la tradition satirique pourra elle aussi être faire l’objet de travaux innovants. Cette même réflexion amènera les membres à considérer la singularité de la production contemporaine dans les arts et les lettres.


Programme 3 - Gestion multimodale des crises et des conflits dans et avec le monde anglophone 

Dans la continuité de l’ancien programme 3 (Conflits et négociations), la gestion des crises et des conflits sera envisagée à travers ses enjeux esthétiques (littérature, théâtre, cinéma), politiques et sociaux (histoire, sciences politiques, sociologie). La perspective sera historique tout autant que contemporaine, et les comparaisons internationales (à l’intérieur du monde anglophone mais aussi entre pays du monde anglophone et pays d’autres sphères culturelles) seront également mobilisées.

Dans le contexte britannique, il s’agira de réfléchir à la question de l’exploitation politique faite de la question de l’immigration (y compris européenne) et de l’intégration des populations d’origine immigrée. Les clivages suscités par ces questions ont été exploités avant et pendant la campagne sur le Brexit, par l’extrême droite populiste mais aussi par l’aile droite du Parti conservateur. Quel est le poids de l’extrême-droite dans les vieilles démocraties du monde anglophone ? De manière générale, les questions d’identité au Royaume-Uni méritent d’être étudiées à la lumière du passé impérial du pays. L’histoire de l’Empire britannique est en effet marquée par une succession de crises mais également par la capacité d’adaptation des stratèges de l’Empire dans la gestion de ces conflits. Par ailleurs, aujourd’hui, le spectre d’un « Empire 2.0 » témoigne autant de la crise d’identité durable que traverse le Royaume-Uni depuis la fin de l’empire que de la volonté forte de reconfiguration de ses relations internationales et de sa place dans le monde.

Dans le contexte états-unien, l’illustration la plus contemporaine de ces clivages est le débat sur l’immigration latino-américaine de masse et la construction d’un mur entre les Etats-Unis et le Mexique. Il s’agira également d’étudier le lien entre crises sociales et conflits raciaux, la question raciale étant en effet au cœur des débats dans tous les domaines de la vie publique (politique, culturelle et sociale) mais également dans le domaine privé et dans la sphère de l’intime (crises et reconfigurations des identités individuelles au prisme des débats publics).

Poursuivant la collaboration avec DiplomaticA, il s’agira également d’étudier la parole sur la scène moderne anglaise entre reconfigurations possibles et impossibles. On s’attachera à étudier la diplomatie du verbe sur la scène (géo)politique et théâtrale face aux crises religieuses et politiques des modernes et post-modernes. En lien avec le projet de recherche collectif sur la conversation, on pourra étendre l’étude du concept de conversation aux autres formes et usages de la parole lors de crises politiques, sociales, spirituelles dans et avec le monde anglophone. Il s’agira d’observer les méthodes de production et la réception de la parole politique, et en particulier diplomatique à l’aune de bouleversements géopolitiques et/ou internes au monde anglophone. Le but est de voir comment l’organisation et la nature de la parole permettent ou non une configuration ou une reconfiguration des cadres discursifs, mais aussi politiques et sociaux. Les objets d’études regrouperont traités de rhétorique, traités diplomatiques, relations de conférences, correspondances, discours politiques, œuvres théâtrales et poétiques. Ces dernières seront envisagées non seulement comme des échos structurants mais aussi comme des laboratoires de mise en voix et en corps d’anciennes et nouvelles formes de parole dans un cadre temporel et spatial restreint. Ce cadre restreint implique une urgence, une densité et une célérité (trait caractéristique de l’ère contemporaine et de ses crises) qui permettent de réfléchir sur l’apport de l’ère moderne aux besoins et aux méthodes de reconfigurations des rapports discursifs et sociaux de notre temps.

A l’heure où la notion d’un postmodernisme supposé désamorcer le conflit des voix discordantes à défaut de le résoudre est largement remise en question, la pratique littéraire contemporaine réintroduit les dilemmes, les inquiétudes et les hésitations propres à une modernité culturelle qui n’en a pas fini de régler ses différends avec le XIXe siècle. On s’interrogera donc sur la mise en crise de la forme fictionnelle et du genre romanesque par des écritures hybrides à la croisée de l’essai, de la bio-fiction, de la rêverie ou de la fantasmagorie (ces textes constituent une part considérable de la production littéraire britannique notamment). Les lignes de faille et de tension à considérer seront la notion de la modernité comme remise en question perpétuelle des fondations de la culture ; le retour à la tradition, dépassement, aménagement ; les réécritures et hybridations ; la remise en jeu du protocole d’écriture moderniste. Les chercheurs intégreront le thème de la conversation à cette réflexion, puisque ce dernier concerne le conflit des points de vue et la crise de la perception ; les dialogues littéraires contrariés, oppositionnels ; ce qui circule et ce qui se trame dans la lecture.

Les activités s’organiseront dans un premier temps sous la forme d’un séminaire interne à l’axe, proposant des ateliers de lecture critique sur des ouvrages contemporains (Ali Smith, How to Be Both, Eimear McBride, A Girl is a Half-formed Thing et The Lesser Bohemians, Will Self, Umbrella) à partir desquels des thématiques de journées d’études seront précisées.

En études filmiques, on proposera une relecture de la théorie et de la pratique de l’adaptation en tant que reconfiguration ; il s’agira de travailler à une nouvelle approche de l’intermédialité, ou encore de se demander en quoi la série télévisuelle se fait symptôme d’une crise du septième art et d’une reconfiguration de sa poïétique.


Bibliographie

Badiou Alain, Giorgio Agamben, Daniel Bensaïd, Wendy Brown, Jean-Luc Nancy, Jacques Rancière, Kristin Ross et Slavoj Žižek. Démocratie, dans quel état ? Paris : La Fabrique, 2009.

Baker David et Pauline Schnapper. Britain and the Crisis of the European Union. Palgrave Macmillan, 2015.

Jameson Fredric. The Modernist Papers. London and New York, Verso, 2007.

Perloff Marjorie. 21st-Century Modernism; The "New" Poetics. Oxford: Blackwell, 2002.

Przeworski Adam. Crises of Democracy. CUP, 2019.

Rancière Jacques. Le Partage du sensible. Paris : La Fabrique, 2000.

Rubin Corey. The Reactionary Mind, Conservatism from Edmund Burke to Sarah Palin. OUP, 2011.

Thompson, Andrew S. The Empire Strikes Back?: The Impact of Imperialism on Britain from the Mid-Nineteenth Century. New York: Routledge, 2005.

Zelizer Julian E. et Kevin M. Kruse. Fault Lines, A History of the United States Since 1974, Norton, 2019.